vendredi 2 avril 2010

"L'Afrique héroïque", Philippe Bordas






Maison européenne de la photographie, Paris, jusqu'au 4 avril 2010




Magnifique exposition en 3 volets sur l'Afrique contemporaine. Les chasseurs de l'Ouest africain. Les boxeurs et lutteurs du Sénégal et un portrait du philosophe et homme de lettres Frédéric Bruly Buabré.

A la force et la puissance des deux premières parties de l'exposition, superbes images, épiques et viriles. Répond le discours et la réflexion du philosophe. Comment rendre compte d'une réflexion aussi abstraite par la photographie ? Comment transmettre cette révolte face à suprématie des langues et écritures européennes ? Buabré poète-phrophète et artiste ivoirien cherche à créer une nouvelle écriture qui soit entièrement d'inspiration africaine.

"L'Afrique a été dépréciée parce que continent prétendu sans écriture.
L'alphabet est l'esprit-génie de bienfaisance en faveur de la faculté humaine.
En ce bas monde et en notre temps, il n'y a pas une nation puissante sans une académie puissante.
Trouver sur la scène de la vie humaine une écriture spécifiquement africaine, tel est mon désir.",

Inspiré par une révélation divine, il se donne pour mission de préserver la pensée africaine par une écriture propre. Nombre de langues africaines n'ont pas d'écriture : Buabré invente en 1956, un système de transcription syllabique par pictogrammes. La seule langue d'enseignement dans la colonie est alors le français. Donner un alphabet et une transcription à sa langue c'est la faire entrer dans le champ du savoir.

L' alphabet de Bouabré, très graphique, se compose de dessins inspirés des gravures de pierres ancestrales du pays bété à l'ouest de la côte d'Ivoire.
Sa démarche consiste à transcrire les traditions orales : philosophie, littérature, contes, histoire, droit. Il fait mémoire, comme son surnom l'indique: "Cheik nadro" : écrire, dessiner pour lutter contre l'oubli. Démarche encyclopédique et religieuse : dire le monde, l'écrire, le dessiner, ne rien oublier pour qu'il ne disparaisse pas, pour qu'il perdure.

L'écriture de Bruly est syllabique, c'est dire qu'elle prend sa force dans l'oralité, la sonorité, la musique. Ce n'est pas l'écrit qui dicte la langue, mais bien le discours, la langue vivante qui est à l'origine de l'écrit. C'est là la force d'une écriture nouvelle.
Renversement d'une puissance inestimée, car le français, a lui, de ce point de vue vieilli: la langue écrite ne correspond plus à la langue parlée. Il y a rupture entre l'écriture et le discours.

Les photographies de Philippe Bordas montrent la fragilité de cette mémoire, loin d'être gravée dans la pierre, elle se trace à la craie, ou à même le sol, s'empile dans une case- bibliothèque, remplie de sacs plastiques protégeant à peine des paquets de feuillets de transcriptions. Archives inestimables, traces de vie, de pensée.


Bibliographie :

Philippe Bordas, L'invention de l'écriture, Paris, Fayard, 2010, 140 p.
Evocation incantatoire du travail de Bruly Buabré, A la fois carnet de voyage poétique, carnet de photographe et réflexion sur l'Afrique contemporaine..

Philippe Bordas L'Afrique à poings nus, Paris Seuil, 2004

Nutith Aviv, "Bruly Buabré's Alphabet", Film, 17 min, 2005

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philosophe, spécialisée dans l'éthique de la communication et de l'information.