mercredi 23 septembre 2009

" Voir, observer et penser", August Sander



Fondation Henri Cartier Bresson, Paris

du 9 septembre au 20 décembre 09



Représenter la multiplicité de la société, ou plutôt du genre humain, car rien de nationaliste n’entache ce projet. "Hommes du XXème siècle" : une grande mosaïque où chaque portrait relève autant de l’universel que du particulier. Le paysan, l’ouvrier, l’enfant, le peintre, le musicien, le boxeur, le gitan, le chômeur, l’idiot, le soldat aveugle, le nain, les forains..
Ecrire une histoire du siècle à partir d’individus est à ce moment-là hautement révolutionnaire, dès cette première guerre mondiale où tout tend à réduire l’histoire à celle des masses, des groupes, qu’on oppose en classes, nations, races..le projet d’une image du temps montrée dans la diversité, la multiplicité des regards individuels est alors hautement subversif. Les grandes idéologies politiques de ce début de siècle vont tout faire pour détruire ce sentiment d’individualité, où chaque vie humaine est irremplaçable, Tchakotine et Gustave Le Bon décriront ces phénomènes de massification de la société.

La première partie de ce projet photographique paraît en 1928 sous forme d’un livre intitulé Antlitz der Zeit (Visage d’une époque). Des portraits d’individus, jamais de foule, jamais de masse, toujours des visages frontaux, qui vous regardent et vous observent. Regard qui empêche l'objectivation de l'autre, sa chosification. Les hommes ne sont pas interchangeables, tous différents, tels ces deux boxeurs, l’un brun, trapu et souriant, l’autre timide, blond, élancé. Côte à côte, sans modèle, sans idéal, des corps imparfaits et vivants.
Jamais de portrait misérabiliste, de scène de genre, chaque homme dans sa dignité, que ce soit le vagabond, les fils de paysans en cravate et veston, ou les enfants d’ouvriers. Des regards directs, comme pour un album de famille. Une seule famille, que la multiplicité des clichés reconstitue et relie. Il n’y a pas un type d’homme, les hommes sont multiples.
L’art du portraitiste transparaît ainsi, son attachement à montrer le meilleur de chaque homme: dans une coïncidence entre l’image qu’il souhaite montrer et celle qu’il imagine de lui-même.
Tels ces nains, élégamment vêtus, ces paysans en vêtements de ville et chapeaux, ces enfants d’ouvrier dans leurs plus beaux habits, avec leurs jouets et animaux de compagnie. Dans toute leur humanité, dans une image qui ne les dévalorise pas. On imagine qu’ils auraient aimé qu’on se souvienne d’eux ainsi.

L'ouvrage sera interdit en 1936, mettre sur le même plan tous ces hommes si différents, leur donner le même espace photographique : vieillard, handicapé, politicien, colonel, mère de famille...
Pour l’homme national socialiste, il n’y a rien derrière ce corps, le corps parfait est la manifestation de l’idéal. L’intériorité n’existe pas, seul le groupe existe. La pudeur ne fait plus sens car les corps ne sont qu’un seul corps, celui de la race et de la nation. L’homme est son corps, sa force, sa nudité qui le rapproche d’une nature imaginaire : puissante et bestiale.
Pour Sander, aucune idéalisation ou esthétisation du corps humain montré dans sa diversité, ses différents états (vieillesse, maladie) apparaissent avec la même dignité. Son projet, qui n'est pas simplement documentaire, s'avère dans le contexte de l'époque, fortement éthique.
Il ne s’agit pas d’une simple série, présentant des types d’hommes, comme on classerait des objets, des plantes..car ces portraits vous regardent, vous dévisagent. Vous ne pouvez plus simplement les considérer comme représentants d’un groupe, d’une classe. Ils portent chacun leur histoire, leur sentiments, transmettent une émotion ou restent impassibles. Le regard triste du forain noir, le sourire de l’acteur ambulant, le regard égaré et interrogateur de Madame Sander portant ses jumeaux, le sérieux déconcertant de ces enfants de paysans.
Sander croyait à la physiognomonie : que de l'apparence transparaît quelque chose du caractère de l’homme, de son âme profonde, qu’il ne saurait cacher. Mais paradoxe : l’homme ne représente pas simplement une fonction sociale, il témoigne de quelque chose, sans se réduire à un homo faber. De par sa simple présence, sa posture qui le campe dans le réel. Parce qu’il nous regarde, parce qu’il regarde le monde. Que l’on accède ou non à son intériorité, qu’il nous dévoile ou non son humeur, ses sentiments.
Pour Sander, la photographie révèlerait ainsi d'une certaine manière la personnalité du sujet photographié. C’était aussi l’idée aussi d’une photographie « objective », ne reflétant rien du photographe, simple transparence vers son objet. L’idéal d’une photographie de la vérité, qui serait de même un langage universel, au-delà des temps et des cultures.

Mais cette idée d'une photographie "transparente", se voulant purement référentielle ou témoignage sociologique, a ses limites : l'image de l'autre ne dit pas tout : le langage visuel est bien loin d'être universel : d'où la difficulté que l'on a parfois à reconnaître les connotations originales de certaines images d'un autre lieu ou d'une autre époque..

Parallèlement à ces portraits, sont exposées des photographies de paysages et de botanique, qui illustrent le rapport entre la plante et son milieu, son humus / les liens profonds entre vivants, terre, herbes, végétaux, pluie..
Les paysages de montagne, apparaissent comme des lieux de contemplation, où ne prennent place ni exploits ni conquêtes. Montagne qui nous relie à l’au-delà du monde, aux nuées, à l’invisible, aux mouvements changeants du ciel. A cet immatériel qui se joue de la lumière.


Bibliographie :

Catalogue de l’expo : Voir, observer et penser, éd. Schirmer, Mosel, 176 p. préface d’Agnès Sire, intro de Gabriele Conrath-Scholl, contient la traduction de la conférence radiophonique « La photographie langage universel » (1931)

August Sander, Actes Sud, coll. photopoche, intro de Susanne Lange (1995), notice biographique et bibliographie, 2008, 4ème éd.

www.henricartierbresson.org

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philosophe, spécialisée dans l'éthique de la communication et de l'information.