vendredi 2 avril 2010

"L'Afrique héroïque", Philippe Bordas






Maison européenne de la photographie, Paris, jusqu'au 4 avril 2010




Magnifique exposition en 3 volets sur l'Afrique contemporaine. Les chasseurs de l'Ouest africain. Les boxeurs et lutteurs du Sénégal et un portrait du philosophe et homme de lettres Frédéric Bruly Buabré.

A la force et la puissance des deux premières parties de l'exposition, superbes images, épiques et viriles. Répond le discours et la réflexion du philosophe. Comment rendre compte d'une réflexion aussi abstraite par la photographie ? Comment transmettre cette révolte face à suprématie des langues et écritures européennes ? Buabré poète-phrophète et artiste ivoirien cherche à créer une nouvelle écriture qui soit entièrement d'inspiration africaine.

"L'Afrique a été dépréciée parce que continent prétendu sans écriture.
L'alphabet est l'esprit-génie de bienfaisance en faveur de la faculté humaine.
En ce bas monde et en notre temps, il n'y a pas une nation puissante sans une académie puissante.
Trouver sur la scène de la vie humaine une écriture spécifiquement africaine, tel est mon désir.",

Inspiré par une révélation divine, il se donne pour mission de préserver la pensée africaine par une écriture propre. Nombre de langues africaines n'ont pas d'écriture : Buabré invente en 1956, un système de transcription syllabique par pictogrammes. La seule langue d'enseignement dans la colonie est alors le français. Donner un alphabet et une transcription à sa langue c'est la faire entrer dans le champ du savoir.

L' alphabet de Bouabré, très graphique, se compose de dessins inspirés des gravures de pierres ancestrales du pays bété à l'ouest de la côte d'Ivoire.
Sa démarche consiste à transcrire les traditions orales : philosophie, littérature, contes, histoire, droit. Il fait mémoire, comme son surnom l'indique: "Cheik nadro" : écrire, dessiner pour lutter contre l'oubli. Démarche encyclopédique et religieuse : dire le monde, l'écrire, le dessiner, ne rien oublier pour qu'il ne disparaisse pas, pour qu'il perdure.

L'écriture de Bruly est syllabique, c'est dire qu'elle prend sa force dans l'oralité, la sonorité, la musique. Ce n'est pas l'écrit qui dicte la langue, mais bien le discours, la langue vivante qui est à l'origine de l'écrit. C'est là la force d'une écriture nouvelle.
Renversement d'une puissance inestimée, car le français, a lui, de ce point de vue vieilli: la langue écrite ne correspond plus à la langue parlée. Il y a rupture entre l'écriture et le discours.

Les photographies de Philippe Bordas montrent la fragilité de cette mémoire, loin d'être gravée dans la pierre, elle se trace à la craie, ou à même le sol, s'empile dans une case- bibliothèque, remplie de sacs plastiques protégeant à peine des paquets de feuillets de transcriptions. Archives inestimables, traces de vie, de pensée.


Bibliographie :

Philippe Bordas, L'invention de l'écriture, Paris, Fayard, 2010, 140 p.
Evocation incantatoire du travail de Bruly Buabré, A la fois carnet de voyage poétique, carnet de photographe et réflexion sur l'Afrique contemporaine..

Philippe Bordas L'Afrique à poings nus, Paris Seuil, 2004

Nutith Aviv, "Bruly Buabré's Alphabet", Film, 17 min, 2005

The soldier's Tale, film de Penny Allen




























réalisation Penny Allen, 54 min. 2008
Sortie le 24 mars, Paris, cinéma Reflet Médicis

Prix du regard sur le crime, Visions du réel, Festival international du documentaire, Nyon, 2009


Une rencontre fortuite dans un vol transatlantique. Penny se trouve placée à côté d'un militaire américain, venant juste de quitter l'Irak le matin même, le sergent R. lui parle de son périple, lui montre des images sur son ordinateur. Films et photos prises durant son engagement. L'enfer dit-il. Il veut témoigner. Opérations militaires filmées en direct, cadavres déchiquetés, prisonniers entravés. Tout cela fait vraiment penser à Abu Graïb. Sur le moment Penny ne veut pas voir ces images. Choquantes, violentes. Il veut témoigner, il est choqué. Elle est écrivain.

Quelques semaines plus tard, le sergent R lui envoie un DVD. De nouveaux films, réalisés sur le terrain. Des montages, des photos de la vie des américains en Irak. Entre vie de potache et horreurs quotidiennes. Les images du blindé détruit où son meilleur ami brûla. Des corps mutilés d'irakiens collaborateurs. Penny Allen choisit de raconter dans un film l'histoire de cette rencontre, y intègre les images du sergent R et de ses collègues.

Il veut montrer qu'ils ne sont pas ce que l'on dit. Que les irakiens aussi font des horreurs. Décapitent leurs prisonniers, tuent des enfants etc.
Il veut montrer la réalité de ce qui se passe là bas. Qu'ils aident aussi les populations. Mais ce n'est pas vraiment l'impression que donnent ces films. Ambiguïté terrible.
Il parle aussi de ses remords, de ce qui le hante. Cet enfant qu'il a tué par erreur.

Elle retourne ensuite aux USA pour l'interviewer dans un motel, au milieu de nulle part. Il apporte son ordinateur pour lui montrer d'autres images. Beaucoup de cadavres défigurés. Ils se le échangent avec ses anciens camarades, les collectionnent. Il avoue les avoir beaucoup regardées au début. Impossible d'oublier si vite. La transition avec la vie "normale" est presque impossible. Lorsqu'il veut parler de ce qu'il a vécu, de ce qu'il a fait, les autres fuient. Ne veulent rien entendre. Sa femme l'a quitté lorsqu'il lui a montré ses films, le prenant pour un fou, un monstre.
Il les conserve dans son ordinateur. Mais ne les regarde plus très souvent. Il avait besoin de ces traces. Pour être sûr de ne pas oublier. Une mémoire quelque part.


Mais déjà, il songe à retourner en Irak. Lui qui en parlait comme de l'enfer quelques mois plus tôt. Incompréhensible pour Penny. Il s'explique ou se justifie plutôt: problèmes d'argent, divorce, besoin d'une couverture maladie pour son fils et puis n'arrive pas à supporter son emploi à l'usine. Salaire minable, routine, vide, ennui. Et puis il n'aura pas de retraite si il n'y retourne pas, il faut 20 ans de service dans l'armée..

Mais aussi l'Irak lui manque, l'excitation des missions, la tension, l'impression d'agir et surtout ses camarades de combat. La seule famille qu'il lui reste. Qui comprend ce qu'il a vécu, ce qu'il est devenu. Il veut y retourner pour former d'autre soldats, pour leur apprendre à survivre, leur montrer ces détails qui leur sauveront la vie.
En fait il est déjà trop loin de la vie "normale", il ne sait plus ce que c'est.


Après la séance, Penny Allen commente son film, leur film. Penny et le sergent R. sont restés en contact, ils se téléphonent une fois par mois.
Elle raconte la suite de l'histoire.. Le sergent R est retourné trois fois en Irak.. Jusqu'à ce qu'il soit blessé. Les militaires disent, c'est toujours la troisième fois…. De retour aux USA pour se faire soigner, il est à l'hôpital. Elle n'a pas encore de nouvelles de son opération. S'il guérit, il y retournera, il n'a pas encore ses 20 ans de service..


Un fort malaise surgit des propos du sergent R. Victime et bourreau se mêlent. Tout semble confus. J'obéissais aux ordres dit-il. Si un supérieur me dit de faire quelque chose, je le fais. Le parcours complexe d'une vie entre choix, contradictions, mauvaise foi . Où l'on fait l'inimaginable, presque naturellement, par glissements successifs, de misère sociale, à misère affective, dans un contexte où tout est organisé pour cela. Pour que cet enfer apparaisse comme la seule solution pour donner un sens à votre existence, une cohérence. Seul le retour à la vie civile est problématique.. Là les valeurs s'entrechoquent. Ce qui là-bas était normal est devenu monstrueux, inhumain. Mais le retour était-il vraiment prévu pour ces hommes-là ?

http://www.pennyallen.info/frsold.htm

mardi 10 novembre 2009

Né dans la rue, Graffiti














Fondation
Cartier pour l'art contemporain

Paris - prolongation jusqu'au 10 janvier 2010

Magnifique exposition qui retrace l'histoire du graffiti, par un retour aux sources new yorkaises de cet art de la rue. Des fresques de PHASE 2, Seen, Part One spécialement réalisées pour l'expo (un couloir entier du sous-sol couvert de graffitis et de tags., des palissades spécialement montées à cet effet sur le boulevard Raspail, où les grapheurs ont laissé de superbes traces de leur virtuosité..

Originalité et courage de cette démarche, qui traite en profondeur et avec beaucoup de sensibilité esthétique d'un art souvent jugé mineur, voire méprisé. L'exposition montre comment dans les années 70 le graffiti passe d'un prurit d'adolescents révoltés à une pratique artistique d'une grande originalité graphique et en constante évolution. Cet historique est richement documenté, notamment de nombreux interviews filmés des précurseurs du mouvement, ainsi que de documents d'époque, à noter le rapport de la police de New York décrivant les profil type du grapheur : 14-16 ans, opérant entre 16h et 2 heures du matin (la journée ils sont à l'école..), portant un manteau ou une veste longue pour dissimuler un sac contenant les bombes de peintures… Tout comme les statistiques des vols de peinture dans les magasins de la ville.. également d'amusantes interviews des autorités locales et de la "bonne société" tentant de lutter contre ce fléau॥et ces "déprédations ignobles"..

Un art visant à conquérir l'espace urbain, en posant sa marque, sous forme de tag, signature stylisée, majoritairement le fruit de très jeunes Afro-américains et hispaniques des quartiers populaires du Bronx, de Washington Heights. Pratique qui s'étendra rapidement aux jeunes de toutes les communautés.

Recherche d'une identité visuelle, travail formel, d'autant plus original qu'il était soumis à de nombreuses contraintes. De l'intérieur des stations de métro et des rames, les tags recouvriront peu à peu l'extérieur des wagons, se complexifieront et s'enrichiront de calligraphies de plus en plus élaborées.

Il ne s'agit donc plus simplement de marquer un territoire, le tag du writer associant souvent son surnom au numéro de sa rue (Joe 182, Julio 204…), mais de faire voyager ses créations dans l'ensemble de la ville, le métro artère vitale traversant tous les quartiers, des plus modestes aux plus chics, de Brooklyn ou Harlem à la 5ème avenue, de montrer à tous sa virtuosité. Une recherche de reconnaissance par la communauté des grapheurs, par delà les conventions sociales. Sortir de sa condition par l'art, sortir de la masse, faire briller son individualité, rêves d'ascensions sociales sans assujettissement à une culture bourgeoise, création de nouvelles normes, de nouveaux codes.

Transgression donc, des interdits, des limites sociales et économiques, où les invisibles inventent une nouvelle culture, dans la réappropriation de l'espace public। Transgression indissociable du risque d'une pratique clandestine, violence des accidents souvent fatals et de la répression.

Le travail graphique sur l'écriture du tag préfigure les compositions de fresques en graphes. Art paradoxalement monumental et éphémère..les fresques sur les rames étant régulièrement effacées..Mais ceci permettra une évolution rapide des styles. Jusqu'à la popularisation et la mondialisation de cet art dans les années 80.

D'une pratique de jeunes, à la limite de la délinquance et en perpétuelle provocation, le graffiti sera intégré par de nombreux artistes , notamment par les premières expositions en galeries (Fashion moda, Bronx, Fun Gallery, Lower East Side,1978), puis par les premières expos institutionnelles.

L'expo explore également les liens avec d'autres arts de la rue, break dance et hip hop et s'interroge sur la notion de culture de rue.

Un travail exemplaire tant par la qualité et la richesse de la muséographie que par les nombreuses interactions avec le monde artistique :programmation de films, de concerts-événements, de happenings ..

En complément sont organisées des "soirées nomades" événements et concerts..

http://fondation.cartier.com/

Catalogue :

Né dans la rue-Graffiti, Paris, Fondation Cartier pour l'art contemporain, 2009, textes de Richard Goldstein, entretiens avec Coco 144, Lady Pink, Ket one, Jayone, 242 p.

dimanche 4 octobre 2009

Le théâtre du crime, R. A. Reiss



jusqu'au 25 octobre 2009

Musée de

l’Elysée


Lausanne






Cette expo présente pour la première fois les photographies de police scientifique de Rodolphe Archibald Reiss, fondateur de l’institut de police scientifique de l’Université de Lausanne. Cet allemand, émigra en Suisse au début du XX ème siècle, pour étudier à Lausanne. Il sera un des pionniers de la criminologie scientifique, mettant au point des méthodes d’observation des scènes de délits et de crimes, utilisant à cet effet, la photographie comme instrument de recueil de données, comme moyen de préserver les traces périssables des actes criminels : blessures, traces de pas, empreintes, mais également d’identifier les criminels par de nombreux portraits signalétiques.


La photographie est bien entrée dans une nouvelle ère, où loin d’une représentation symbolique du réel, on lui demande exactitude, précision : elle pourra ainsi servir d’outil de mesure, elle devient ainsi une « trace » de trace. Permet le catalogage de l’éphémère : empreintes, corps mutilés, visages de morts anonymes, qui rendra possible une systématisation des bases de données. Mais la photographie de scènes de crime demande une technique particulière, une réflexion sur la manière de rendre le sujet avec le plus d’exactitude possible, souvent photographié dans des conditions difficiles (lieux exigus, sombres..).


Les exigences techniques de cette photographie d’identification vont générer le développement de nouvelles méthodes de prise de vue, tels ces supports en hauteur, permettant de photographie un corps couché dans son entier. Par ailleurs, ces photographies sont des éléments de cahiers d’expertise, où chaque cliché faisait l’objet d’une justification et de commentaires précis, éléments indissociables du rapport d’expertise. Malheureusement, la muséographie de l’exposition ne permet pas de comprendre l’aspect scientifique et innovant de ces méthodes de prise de vue. Seule une toute petite partie de la salle du second étage est consacrée aux réflexions techniques de R. Reiss.


Pour comprendre, aussi bien les éléments d’histoire de la police scientifique, que le rôle de pionnier joué par Reiss en Europe et dans le monde, il est nécessaire de se reporter à l’ouvrage publié par l’IPSC aux Presses polytechniques et universitaires romandes, car l’exposition ne présente quasiment aucune explication qui permettrait de resituer ces clichés dans l’histoire des méthodes d’investigation forensique.


Cette absence de mise en perspective, rend l’exposition particulièrement pénible, de par la violence des images choisies, particulièrement spectaculaires : tête tranchée, corps tuméfiés de noyés, de suicidés, femmes violées, corps lacérés..


Le choix de photographies s'avère particulièrement morbide et vise le sensationnel, alors que les dizaines de milliers de clichés d’Archibald Reiss couvrent de multiples autres aspects ( et occulte aussi bien l'intérêt scientifique de ses travaux, que l'aspect éthique de ses engagements : notamment ses photographies de charniers durant la première guerre pour dénoncer les atrocités commises envers les serbes).

Cette muséographie privilégie le sensationnalisme et l’esthétisation de la violence, à la réflexion sur l’aspect scientifique et historique de ces clichés. On regrettera donc que l’important travail de recherche effectué par l’IPSC n’apparaisse que très peu dans l’exposition. Aucune contextualisation des affaires présentées, rien qui permette non plus de savoir quelles sont les informations tirées de ces clichés, de l’analyse des traces, de leur interprétation, de leur rôle dans la résolution des affaires en question.


Qu’a-t-on voulu montrer par cette exposition ? On se le demande. Le « scientifique » n’est-il qu’un alibi pour du sensationnalisme gratuit ? Il y avait pourtant de nombreuses questions à poser, notamment sur le rôle judiciaire de l’image, sur l’entrée de la photographie dans l’histoire des sciences, sur la photographie comme instrument de réflexion et de déduction, révélant ce que l'oeil ne perçoit pas immédiatement..

Délibérément l’image est séparée de tout discours, elle devient présentation brute de marques d’une violence, qui par cette absence de signification en devient insoutenable : car elle ne fait pas sens, si ce n’est dans une présentation esthétisée et voyeuriste de la dégradation humaine.

Il aurait été notamment intéressant d’expliquer les différences entre les clichés d’identification de Reiss et les théories phrénologiques, car la discipline de la police scientifique s’est construite au sein de controverses sur ce qu’apporte l’observation du corps. Simple instrument d’identification des individus, pour Reiss, le corps, ou les marques qu’il porte (tatouages, forme du visage, etc.), ne sont pas un signe ni de la moralité de la personne ni de sa psychologie.


www.elysee.ch


Bibliographie


Collectif, C. Champod, D. Girardin, L. Lebart, P. Margot, J. Mathyer, N. Quinche, E. Sapin,

Le théâtre du crime Rodolphe A. Reiss, Lausanne, PPUR, 2009


mercredi 30 septembre 2009

American Leitmotiv - Hiroshi WATANABE

   
Genolier (Suisse)

jusqu’au 17 octobre 09



Les oeuvres de Watanabe exposées à Genolier sont des travaux effectuées de 1996 à 2002. Un voyage à travers des Etats-Unis du Nevada à la New Orleans, en passant par New York, Philadelphie, Hawaï. Mais le regard de l’artiste japonais est si particulier qu’apparaît un autre pays, bien différent des représentations habituelles : ni rêve américain, ni misérabilisme, une vision très esthétique et symbolique du pays de la liberté.


 Un regard au travers de voiles, textures, profile des formes en contre-jour : un théâtre d’ombres, de contrastes, qui efface les multiples détails,  silhouette nocturne dans une pièce, oiseaux ..  la forme touche à l’universel, devient symbole, le sens se superpose au visible.  


Reflets, comme ces arbres et chemins s’enfonçant sur le métal gravé de noms du mémorial. Evoquant un autre paysage : à la limite de l’imaginaire : un monde invisible qui prend forme. 

Le miroir qui oppose les deux mondes, les superpose, le rêve et la réalité ? Sont-ils vraiment indissociables ? Il y a celui à travers lequel on voit l’autre, mais quel est le plus réel ? 


Visions déformées qui questionnent le réel, telles ces énormes bulles de savons, rondes et translucides, objectifs déformants, portent notre regard plus loin, qui plonge vers quelque chose d’inatteignable.

A travers quoi voit-on le monde ? Qui donne sens aux visions ? Comme si le plus éphémère seul révélait la beauté.  Eclose dans l’instant seulement. 


Des lieux emblématiques  autant de symboles dans l’histoire des Etats-Unis, Lincoln memorial, Gettysburgh, Mémorial de la guerre du Vietnam, Ellis Island..Wall Street.. 


En filigrane les questions de la liberté, du sacrifice et de la mémoire : qu’est ce qu’un lieu de mémoire ? Que commémore-ton ? Que reste-il de l’individu fondu dans l’histoire collective, de ces milliers de vies disparaissant derrière les noms gravés ?



La plupart des photographies de cette exposition sont tirées des ouvrages de H. Watanabe :


Findings, Portland, éd. Photolucia


Veiled Observations and Reflexions, 2002


dimanche 27 septembre 2009

Ara Güler - Lost Istanbul, Années 50-60


Maison européenne de la photographie, Paris

du 9 septembre au 11 octobre 2009

Ara Güler, (1928, -). Reporter-photographe pour Time Life, Paris Match, Der Stern, dès 1961 agence Magnum.




Le monde ouvrier non pas réduit à son geste de travail, mais dans ce qu’il a de plus humain encore : les interstices : les moments d’échanges, les discussions sur un ponton de quai, là où l’on prend le temps d’écouter, de regarder son interlocuteur. Où le travail c’est d’abord une relation, pas encore aliénée par le monde industriel.

L’homme toujours plus qu’un simple travailleur, tel vieux pêcheur, un chapelet à la main, ou ces trois personnages sur le pont de Galata, contemplant les fumées du port, ou ce marchand de tissus plongé dans sa lecture.

L’homme dans son humanité profonde : qui va au-delà de la simple activité : contemplateur, communiquant, tourné vers l’autre, vers le passé, vers l’au-delà. L’homme n’est jamais réductible à sa simple fonction économique, il n’est jamais seulement ouvrier, commerçant, pêcheur : Les différentes dimensions de la pensée : la mémoire et la nostalgie, de ceux qui regardent le monde changer, le paysage se transformer et leur histoire lentement effacée. L’homme religieux, celui qui se souvient, la femme silhouette mystérieuse


Les cafés : le temps après la journée, encore un interstice : où l’on joue, bois ou dors. La rue, pierres polies et irrégulières, lieux de vie, où l’on prend du temps, où l’on s’arrête, parle, jeux d’enfants. Les lieux de prière : espaces hors du temps profane : lieux du Désir, de la demande, de l’attente..

En contraste, la ville moderne et ses foules, les visages n’apparaissent plus, de simples silhouettes lointaines, furtives, remplacent la présence ancrée dans le temps des pêcheurs des artisans.

Les lignes du tram, les perspectives nous éloignent. Deux univers aux rythmes différents, telles ces charrettes et chevaux ralentissant le passage du tram. Deux mondes qui cohabitent. Pour combien de temps encore ?

Une ville moderne comme toutes les autres, taxis, bars de nuit, quais de gare, enseignes lumineuses semble prendre la place de l’autre..de ces lieux de vie ; où les rues sont les places de jeux des petits, lieu de rencontre des vieux assis sur le trottoir.

La mer, personnage féminin de la ville, omniprésente, lieu de profusion : ces pêches luisantes, comme des offrandes archaïques, mais aussi de séparation, départs, attente entre deux voyages. On s’attendrait presque à y croiser Corto..dans un contre jour sombre et lumineux.


A lire : le magnifique texte d’Ohran Pamuk en ouverture du catalogue sur sa mémoire de la ville


L’expo est organisée dans le cadre de la saison de la Turquie en France


Catalogues : Istanbul, Paris, éd. du Pacifique, 2009, 180 p. texte de Ohran Pamuk

mercredi 23 septembre 2009

" Voir, observer et penser", August Sander



Fondation Henri Cartier Bresson, Paris

du 9 septembre au 20 décembre 09



Représenter la multiplicité de la société, ou plutôt du genre humain, car rien de nationaliste n’entache ce projet. "Hommes du XXème siècle" : une grande mosaïque où chaque portrait relève autant de l’universel que du particulier. Le paysan, l’ouvrier, l’enfant, le peintre, le musicien, le boxeur, le gitan, le chômeur, l’idiot, le soldat aveugle, le nain, les forains..
Ecrire une histoire du siècle à partir d’individus est à ce moment-là hautement révolutionnaire, dès cette première guerre mondiale où tout tend à réduire l’histoire à celle des masses, des groupes, qu’on oppose en classes, nations, races..le projet d’une image du temps montrée dans la diversité, la multiplicité des regards individuels est alors hautement subversif. Les grandes idéologies politiques de ce début de siècle vont tout faire pour détruire ce sentiment d’individualité, où chaque vie humaine est irremplaçable, Tchakotine et Gustave Le Bon décriront ces phénomènes de massification de la société.

La première partie de ce projet photographique paraît en 1928 sous forme d’un livre intitulé Antlitz der Zeit (Visage d’une époque). Des portraits d’individus, jamais de foule, jamais de masse, toujours des visages frontaux, qui vous regardent et vous observent. Regard qui empêche l'objectivation de l'autre, sa chosification. Les hommes ne sont pas interchangeables, tous différents, tels ces deux boxeurs, l’un brun, trapu et souriant, l’autre timide, blond, élancé. Côte à côte, sans modèle, sans idéal, des corps imparfaits et vivants.
Jamais de portrait misérabiliste, de scène de genre, chaque homme dans sa dignité, que ce soit le vagabond, les fils de paysans en cravate et veston, ou les enfants d’ouvriers. Des regards directs, comme pour un album de famille. Une seule famille, que la multiplicité des clichés reconstitue et relie. Il n’y a pas un type d’homme, les hommes sont multiples.
L’art du portraitiste transparaît ainsi, son attachement à montrer le meilleur de chaque homme: dans une coïncidence entre l’image qu’il souhaite montrer et celle qu’il imagine de lui-même.
Tels ces nains, élégamment vêtus, ces paysans en vêtements de ville et chapeaux, ces enfants d’ouvrier dans leurs plus beaux habits, avec leurs jouets et animaux de compagnie. Dans toute leur humanité, dans une image qui ne les dévalorise pas. On imagine qu’ils auraient aimé qu’on se souvienne d’eux ainsi.

L'ouvrage sera interdit en 1936, mettre sur le même plan tous ces hommes si différents, leur donner le même espace photographique : vieillard, handicapé, politicien, colonel, mère de famille...
Pour l’homme national socialiste, il n’y a rien derrière ce corps, le corps parfait est la manifestation de l’idéal. L’intériorité n’existe pas, seul le groupe existe. La pudeur ne fait plus sens car les corps ne sont qu’un seul corps, celui de la race et de la nation. L’homme est son corps, sa force, sa nudité qui le rapproche d’une nature imaginaire : puissante et bestiale.
Pour Sander, aucune idéalisation ou esthétisation du corps humain montré dans sa diversité, ses différents états (vieillesse, maladie) apparaissent avec la même dignité. Son projet, qui n'est pas simplement documentaire, s'avère dans le contexte de l'époque, fortement éthique.
Il ne s’agit pas d’une simple série, présentant des types d’hommes, comme on classerait des objets, des plantes..car ces portraits vous regardent, vous dévisagent. Vous ne pouvez plus simplement les considérer comme représentants d’un groupe, d’une classe. Ils portent chacun leur histoire, leur sentiments, transmettent une émotion ou restent impassibles. Le regard triste du forain noir, le sourire de l’acteur ambulant, le regard égaré et interrogateur de Madame Sander portant ses jumeaux, le sérieux déconcertant de ces enfants de paysans.
Sander croyait à la physiognomonie : que de l'apparence transparaît quelque chose du caractère de l’homme, de son âme profonde, qu’il ne saurait cacher. Mais paradoxe : l’homme ne représente pas simplement une fonction sociale, il témoigne de quelque chose, sans se réduire à un homo faber. De par sa simple présence, sa posture qui le campe dans le réel. Parce qu’il nous regarde, parce qu’il regarde le monde. Que l’on accède ou non à son intériorité, qu’il nous dévoile ou non son humeur, ses sentiments.
Pour Sander, la photographie révèlerait ainsi d'une certaine manière la personnalité du sujet photographié. C’était aussi l’idée aussi d’une photographie « objective », ne reflétant rien du photographe, simple transparence vers son objet. L’idéal d’une photographie de la vérité, qui serait de même un langage universel, au-delà des temps et des cultures.

Mais cette idée d'une photographie "transparente", se voulant purement référentielle ou témoignage sociologique, a ses limites : l'image de l'autre ne dit pas tout : le langage visuel est bien loin d'être universel : d'où la difficulté que l'on a parfois à reconnaître les connotations originales de certaines images d'un autre lieu ou d'une autre époque..

Parallèlement à ces portraits, sont exposées des photographies de paysages et de botanique, qui illustrent le rapport entre la plante et son milieu, son humus / les liens profonds entre vivants, terre, herbes, végétaux, pluie..
Les paysages de montagne, apparaissent comme des lieux de contemplation, où ne prennent place ni exploits ni conquêtes. Montagne qui nous relie à l’au-delà du monde, aux nuées, à l’invisible, aux mouvements changeants du ciel. A cet immatériel qui se joue de la lumière.


Bibliographie :

Catalogue de l’expo : Voir, observer et penser, éd. Schirmer, Mosel, 176 p. préface d’Agnès Sire, intro de Gabriele Conrath-Scholl, contient la traduction de la conférence radiophonique « La photographie langage universel » (1931)

August Sander, Actes Sud, coll. photopoche, intro de Susanne Lange (1995), notice biographique et bibliographie, 2008, 4ème éd.

www.henricartierbresson.org

Qui êtes-vous ?

philosophe, spécialisée dans l'éthique de la communication et de l'information.